STRUCTURE ET FONCTION DU GENE

Il s'agit d'élaborer une notion de gène capable de concilier les deux chapitres précédents.

En effet, dans le premier chapitre, le gène apparait comme une unité, indivisible à plusieurs niveaux. Le gène est une unité de fonction (informative) : toutes les observations mendéliennes portent sur des variants pour un caractère phénotypique. L'existence de ces variants fait du gène une unité de mutation : différents allèles sont possibles pour un locus. Enfin, la répartition des caractères en F2, renforcée par la découverte de la liaison génétique en fait une unité de recombinaison. L'image résultante est celle d'un collier de perles différentes les unes des autres (figure I.3).

Dans le chapitre suivant, on voit que l'unité de base de la molécule informative (l'ADN) est le nucléotide et cette unité ne saurait correspondre à une unité de fonction. Malgré cela, on pressent que la description ultime de l'organisation des "gènes" d'un organisme passerait par la séquence des nucléotides dans l'ensemble des molécules d'ADN de cet organisme. C'est un travail actuellement impossible à réaliser si l'on considère que le génome d'une bactérie telle que E. coli comporte 3,9 106 paires de nucléotides et celui du maïs ou de l'homme environ 1000 fois plus.
C'est pourquoi, la majeure partie de notre connaissance du génome ne vient pas de l'analyse biochimique de la séquence de l'ADN mais de l'analyse génétique.
Deux démarches différentes vont nous permettre d'avoir une vision un peu plus précise du gène :
 

  • la première utilise l'analyse mendélienne classique de la recombinaison mais transposée à un modèle particulièrement adapté, le bactériophage. Remarque : les bactériophages présentent deux avantages énormes : la fréquence de recombinaison est élevée, la descendance est quasi illimitée ce qui permettra d'avoir accès à des événements très rares.
  • la seconde approche va faire appel aux techniques extrêmement puissantes de la recombinaison de l'ADN in vitro et à tout l'arsenal de la génétique moléculaire moderne qui va permettre d'aller jusqu'au séquençage de fragments du génome (Chapitre IV).

1 GENETIQUE DES BACTERIOPHAGES

Les bactériophages (ou phages) sont des virus ayant la cellule bactérienne comme hôte. Au laboratoire, on les étudie en étalant une suspension très diluée de ces phages à la surface d'un "tapis" bactérien dans une boite de Pétri contenant un support nutritif (pour les bactéries). L'infection d'une cellule par un seul phage provoque, au bout d'une vingtaine de minutes l'éclatement (lyse) de la cellule bactérienne avec libération de quelques centaines de particules phagiques. Chaque particule de la descendance va aller infecter une bactérie voisine et recommencer le cycle. Assez vite, le résultat de ces destructions en cascade devient visible à l'oeil nu sous forme de trous dans le tapis bactérien appelés des plages de lyse. Ces plages de lyse constituent déjà un caractère phénotypique permettant une certaine caractérisation des phages : un phage à cycle plus court qu'un autre, en un temps donné provoquera des plages plus grande (on parle de lyse "rapide"), une souche dont toute la descendance n'est pas infectieuse produit des plages turbides etc... Par ailleurs, certaines souches de phages ne peuvent infecter que des souches bactériennes précises, cette spécificité d'hôte constitue également un caractère phénotypique perceptible. Ces caractères sont génétiquement déterminés, se transmettent à la descendance et sont sujets à variation par mutation.

Une analyse génétique classique semble donc possible si l'on peut résoudre le problème du "croisement" de ces génome haploïdes ne se reproduisant évidemment pas par voie sexuée.

Remarque : rappelons que c'est l'appariement des chromosomes homologues au moment de la méiose qui permet la recombinaison chez les eucaryotes.

1.1 LA RECOMBINAISON DES BACTERIOPHAGES

Les travaux effectués par S. Benzer, à l'aide de ces bactériophages, dans les années 50 , en même temps que l'on découvre l'importance de la structure de l'ADN, vont révolutionner la notion de gène.

Benzer utilise le phage T4 capable d'infecter plusieurs souches d'Escherichia coli, en particulier les souches B et K. Les bactériophages proviennent de souches mutées baptisées rII car toutes conduisent à un phénotype de lyse rapide (r) qui se manifeste par des plages de lyse plus grandes que celles provoquées par la souche sauvage, une plage "rII" peut facilement être détectée parmi des milliers de plages normales sur une même boite de Pétri. Les mutations rII sont pléïotropes : outre la lyse rapide des cellules d'E. coli souche B les mutants rII sont également incapables de se développer dans la souche K d'E coli. Il s'agit donc d'une mutation létale conditionnelle : dans certaine condition dite restrictive (mise en présence de la souche K) la mutation est létale : le phage ne peut se reproduire, dans une autre condition dite permissive (infection de la souche B), la reproduction des phages est normale. Ce genre de mutation offre un outil de sélection très puissant car seuls les phages sauvages seront capables de se développer (et provoquer des plages de lyse) indifféremment sur la souche B et sur la souche K d'E. coli.

Remarque : en génétique des procaryotes, des virus, et de beaucoup d'autres modèles expérimentaux, le génotype sauvage est symbolisé par le signe + , c'est ce qui sera adopté par la suite : rII+ (ou seulement +) signifie allèle normal au locus rII.

Benzer a collectionné des souches mutantes rII récoltées indépendamment les unes des autres, numérotées de 1 à plus de 1000, présentant toutes le même phénotype.

Son expérience fondamentale repose sur une infection mixte (ou coinfection) :
il infecte une suspension d'E. coli souche B avec des phages rII de deux origines différentes (disons rIIn et rIIm) à raison d'environ un phage de chaque type (soit un total de deux phages) par bactérie. Il récolte la descendance (l'expérience est réalisée en condition permissive) et s'aperçoit, en infectant des souches K avec cette récolte que quelques phénotypes sauvages sont réapparus.
 


 
La fréquence de réapparition étant supérieure à celle d'une réversion de mutation, la seule explication possible est celle d'une recombinaison entre les génomes des deux mutants.

Le phénomène est de même nature que le crossing-over entre deux chromatides de chromosomes homologues mais à une autre échelle : on atteint la molécule d'ADN. Benzer a catalogué des centaines de mutants rII capables de recombiner deux à deux, or le phage T4 ne dispose pas de centaines de gènes, il faut donc admettre que la recombinaison est  intragénique : à partir de Benzer, le gène n'est plus une unité de recombinaison ni une unité de mutation. Les différentes souches rII isolées portent sur différentes mutations à l'intérieur d'une même unité de fonction puisque toutes entraînent le même phénotype.

La fréquence de recombinaison varie selon les numéros des partenaires et une étude systématique de toute la collection de mutants pris deux à deux a permis à Benzer d'établir une véritable cartographie de mutations à l'intérieur du gène comme on pourrait le faire en étudiant une F2 issue d'hybrides F1 chez un Eucaryote supérieur. Après une infection mixte en condition permissive, la croissance sur souche B permet de dénombrer la descendance totale, la croissance sur souche K rend compte du pourcentage de recombinaison. Ce pourcentage est une indication de la distance qui sépare, non plus les "gènes", mais les points de mutation. La figure ci-dessous montre bien que la recombinaison chez les bactériophages représente un véritable microscope électronique de l'analyse mendélienne.

                               

Carte d'une partie de la région rII : en haut, la carte porte sur une dizaine d'unités génétiques (calculées d'après le pourcentage de recombinaison entre deux mutants).  En bas, un "détail" de 0,3 unité est représenté.

Remarque : la carte présente certaines particulatités


Ces observations sont fondamentales car elles permettent de distinguer deux catégories : les mutations qui correspondent à une seule unité de mutation et qui pourront recombiner avec n'importe quelle autre appartenant à la même catégorie, on les appellera des mutations ponctuelles et des mutations correspondant à plusieurs unités consécutives qui représentent des délétions c'est à dire la perte de tout un segment de génome. Il est clair que, si une mutation ponctuelle d'un génome se situe à l'intérieur d'une délétion d'un autre génome, aucun phénomène de recombinaison ne pourra restituer un type sauvage.

Autre remarque : dès Benzer, on a constaté que seules les mutations ponctuelles pouvaient conduire à des révertants.

1.2 LE CISTRON, NOUVELLE APPROCHE DU GENE

A ce stade, on peut se demander comment définir l'unité d'information et ses limites dans les cartes génétiques.

Une expérience voisine mais de principe fondamentalement différent va permettre de maintenir le concept d'unité de fonction pour le gène et de le délimiter.


 
 
 
 

Benzer réalise des infections par deux mutants rII différents mais cette fois d'une souche K d'E. coli, c'est à dire en condition restrictive, conditions dans lesquelles, séparément, les deux mutants sont incapables de se reproduire. Les résultats sont du tout ou rien : certaines combinaisons (de mutants rII pris deux a deux) ne donnent aucun résultat, d'autres infections mixtes provoquent des plages de lyse dans la souche K. L'étude de la descendance montre qu'il s'agit de phages rII c'est à dire mutés, le génotype correspond à ceux des "parents". Il n'y a donc pas eu de recombinaison.
 
 
 
 
 

C'est parce que les deux génomes se sont trouvés dans un même cytoplasme bactérien qu'ils ont pu assurer leur descendance.

Cette observation nous rappelle le premier chapitre et la génétique mendélienne, on a ici à faire à un phénomène de complémentation. Le fait que deux mutants puissent se complémenter laisse supposer que la région rII comporte deux unités de fonction, toutes deux nécessaires à l'élaboration du phénotype sauvage, la carte génétique renforce cette hypothèse : deux mutants pris à gauche de la carte ne se complémentent pas, deux mutants pris à droite ne se complémentent pas non plus, il est possible , grâce au test de complémentation,de déterminer une frontière séparant deux unités fonctionnelles dans la région rII.

                                                                      
Un phage muté dans une unité de fonction 'A' est incapable d'assurer la production d'une protéine A essentielle à sa reproduction, la mutation est létale, il en est de même pour une mutation affectant la production d'une protéine B mais si les informations correctes pour A et B sont dans un même cytoplasme, le système est complet, il y a complémentation et la descendance phagique est assurée sans que les génomes mutés soient changés.

On comprend aisément que si deux mutations différentes (n et p) affectent la même unité d'information, la protéine A fonctionnelle ne sera pas synthétisée, on dira que les deux mutations font partie du même groupe de complémentation.
Remarque : Benzer a montré que des phages portant deux mutations (n et m) étaient toujours complémentés par un génome sauvage, il s'agit d'une cis-complémentation, par contre, le résultat est imprévisible lorsque les 2 mutations sont apportées par deux phages différents : situation trans, ces observations sont à l'origine du terme de cistron qui va peu à peu redéfinir l'unité de fonction.
 

A la lumière des travaux de Benzer, les outils fondamentaux de la génétique : recombinaison et complémentation ont été appliqués aux Eucaryotes dans une optique tout à fait nouvelle dans l'analyse des mutants.

Il est maintenant possible de concilier l'analyse mendélienne et la molécule d'ADN : le cistron, unité de fonction, est une portion de génome comportant de nombreuses unités de mutation et de recombinaison, ces unités, que l'on a tenté de baptiser muton et recon à une certaine époque, représentent en fait le nucléotide et la liaison phosphodiester. L'altération d'un seul nucléotide conduit à une mutation ponctuelle, la rupture d'une liaison 5' 3' phosphodiester entre n'importe laquelle de ces unités peut être le départ d'un événement de recombinaison.

Pour aller plus loin dans cette dissection, pourtant très poussée du matériel génétique, il va falloir attendre la levée d'un verrou considérable : la préparation de molécules d'ADN homogènes qui sera vue au chapitre suivant.

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